# 38 - Paradoxes musicaux # 1 - La gamme de Shepard

Ecrit par D_Z | Dans la rubrique | Le jour où on était le 29.5.11


Une fois n'est pas coutume, il n'y aura pas de découverte de musicien à la clé dans cet article, mais un programme un peu plus introspectif, si ce n'est théorique, sur la façon dont notre sens auditif peut parfois nous tromper. Intéressons-nous donc, via quelques exemples, aux bizarreries liées à notre perception de la musique, et prenons la peine des détours théoriques qui en expliqueront les raisons cachées.

Au royaume des paradoxes géométriques et des objets impossibles, l'escalier de Penrose est un exemple bien connu, tirant partie d'une subtilité (chevauchement de lignes parallèles) dans la représentation en deux dimensions de la perspective, qui donne l'impression visuelle d'un escalier montant (ou descendant) sans discontinuer. Cet exemple d'ailleurs largement repris par Escher dans certaines de ses gravures les plus connues, et à ce stade vous vous demandez sûrement où diantre je peux bien vouloir en venir, surtout sur un blog par ailleurs consacré au media sonore.

 
Escalier de Penrose, et une de ses représentations par Escher

Habitués que nous sommes à dépister les paradoxes visuels et autres illusions d'optique (à moins que ce ne soit surtout le sous-produit de la médiatisation grandissante de ces derniers), nous le sommes moins avec l'ouïe. Laquelle n'est pourtant pas à l'abri d'erreur de discernement lorsqu'on la soumet à certains paradoxes sonores.

Le pendant sonique de l'escalier de Penrose, en acoustique ce serait ce qu'on appelle la gamme de Shepard, c'est à dire un son qui semble (de façon continue ou discontinue, mais l'illusion est d'autant plus saisissante sur un glissando continu) devenir de plus en plus aigu (ou grave) sans pour autant faire exploser nos oreilles à coup de basses ou hautes fréquences. La preuve par l'exemple ci-dessous.



Glissando descendant de Sheppard-Risset

Un son qui ne laisse pas indifférent, et qui a de quoi perturber, n'est-ce pas ? Mais puisqu'on reste dans le domaine de l'audible, c'est qu'il y a une astuce, une pirouette, et que tout comme dans l'escalier de Penrose, on tourne en rond. Place à l'explication : le son précédent semble monocorde, mais est en fait constitué de 5 octaves simultanées (ce qui n'a rien de bien étonnant, un instrument de musique quelconque renvoyant souvent des multiples entiers - soit donc des octaves - de la fréquence à laquelle il est joué, sous la forme d'harmoniques). Est alors perçue la hauteur coïncidant le mieux avec le seuil d'audibilité, et on comprend qu'avec le déplacement de la courbe de Gauss vers les hautes ou les basses fréquences, on remplace une hauteur par une autre du fait de l'imperfection de notre audition.



D'une façon un peu moins théorique et un peu plus expérimentale, ce phénomène peut aussi s'appréhender sur le spectrogramme du son (en abscisse le temps, en ordonnée la fréquence, en couleur l'intensité du son), ici sur une gamme de Shepard ascendante. On voit que lorsqu'une octave aigue "sort du champ" de perception, elle est remplacée par une octave dans les basses fréquences qu'on ne perçoit pas tout de suite, mais qui vient prendre la relève et assurer l'illusion d'une augmentation continue dans la tonalité.


Spectrogramme d'une gamme de Shepard ascendante

Pour utiliser un autre raccourci, une autre analogie assez proche, cette progression serait à notre ouïe ce que le Barber's Pole est à notre vue.

Barber's Pole

A titre d'illustration, et pour rester dans le domaine des musiques ambient ou trip hop qui me sont chères, ce titre de The Future Sound of London contient un glissando de Shepard, aux alentours de 1 minute. Je me souviens encore de la sensation très étrange que j'ai ressenti à la découverte de ce titre, et je ne suis pas fâchée de pouvoir enfin mettre un nom et une explication derrière ce phénomène.




Même sans pour autant convier les rois de la musiques électro expérimentale des années 1990 comme je viens de le faire, on peut trouver des exemples d'utilisation de la gamme de Shepard en musique "classique", notamment chez Tchaikosky dans sa Symphonie N° 6 (celle qui fut surnommée "la Pathétique") Ecouter un extrait (clic clic) passage, et également par Bach (quoi que ce soit moins frappant que chez Tchaikovsky) Ecouter un extrait (clic clic).

Nos oreilles peuvent donc se faire piéger au jeu des illusions, mais bien plus sournois encore, il est certaines interprétations de ces illusions qui peuvent varier suivant les sujets et dépeindre une variabilité sociale des plus saisissante. A cet effet j'écrirai prochainement sur le paradoxe du triton lequel découle aussi de la gamme de Shepard, mais ce sera à l'occasion d'un prochain article, car il se fait tard et demain il paraît que je travaille.

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